Mai 2019 – Numéro 1
Daltonien un jour…
Daltonien (pas) toujours ?
EnChroma en met plein la vue
Tous les daltoniens y ont eu droit. Tous ont échoué. Tous ont raté, brillamment, le test d’Ishihara, du nom de son inventeur, le Dr Shinobu Ishihara (1879-1963), professeur à l’université de Tokyo. Depuis 1917, ce test fait toujours autorité.
Une batterie de 38 planches colorées, forcément, fait le malheur des daltoniens du monde entier. Un cercle rempli d’une multitude de petits ronds plus ou moins grands, et de couleurs… légèrement différentes. Une véritable mosaïque. Un jeu d’enfant pour gens « normaux », un calvaire pour les daltoniens. Pour détecter les déficiences dichromatiques – et prouver que vous êtes daltonien-, il faut dire le chiffre qui apparaît à l’intérieur du cercle. Si vous faites partie du club, vous tombez dans le panneau. Le bon chiffre, le daltonien est incapable de le distinguer. Il en voit un autre. « Ca ? C’est un 3, bien sûr. Ah non, je voulais dire un 6 ».
Gag : seule, la planche 1 met tout le monde d’accord, daltonien ou pas. Tout le monde sans exception lit 12. Quant aux 37 autres, une vraie cata pour les dyschromates, le nom savant des daltoniens.
Le daltonisme est une anomalie de la vision qui affecte la perception des couleurs. En cause, une déficience d’un ou plusieurs des trois types de cônes de la rétine oculaire. Repérée par le bien nommé John Dalton. Premiers écrits en 1794, pour la Société philosophique et littéraire de Manchester, intitulée « faits extraordinaires à propos de la vision des couleurs ».
Les non-daltoniens ont du mal à imaginer les couleurs que perçoivent les daltoniens. Les premiers imaginent que les seconds, ces handicapés, ne voient pas les couleurs.
Quelle erreur ! Car, des couleurs, les daltoniens en voient. Mais ils ont souvent tout faux, leur vision étant approximative, quand elle n’est pas fausse. Les couleurs, ils croient les percevoir, mais prennent volontiers une couleur pour une autre, ont un mal fou à distinguer les unes des autres quand ils ne les confondent pas allègrement. Toujours mal à l’aise et souvent piégés quand il faut annoncer la bonne couleur d’une fleur, d’un mur, d’un volet, d’une paire de chaussures ou d’yeux… Et, contrairement à une idée reçue, fausse forcément, les daltoniens de voient pas la vie en gris. Ou en rose (quoique). Ils voient des couleurs mais se mélangent volontiers les pinceaux, confondant, notamment le rouge et le vert.
Ils n’en croient pas
leurs yeux
Tous les spécialistes ès déficiences dyschromatiques vous le jurent : « Daltonien un jour, daltonien toujours ! ». Pas sûr. Aujourd’hui, des chercheurs ont convaincu des ophtalmologues de nuancer leur diagnostic. Mais que s’est-il passé ?
Depuis l’arrivée sur le marché américain, en décembre 2014, de nouvelles lunettes – exclusivement destinées aux daltoniens-, mises au point par une société, EnChroma, une start-up californienne, c’est du délire. A lire, sur la toile, les bienfaits procurés par ces nouvelles lunettes, on n’en croit pas … ses yeux.
Les heureux possesseurs d’EnChroma -qui ont déboursé jusqu’à 400 euros- pleurent de joie, comme en témoignent les vidéos qui parsèment les réseaux sociaux. Ils se croient « guéris ». Dithyrambique ! 600.000 vues sur Facebook ! Et on doit être loin du compte.
En novembre 2017, Horace Massa, un ophtalmologue, chef de clinique aux HUG, Hôpitaux universitaires de Genève, publie un commentaire, prudent mais positif, rappelant que la vision des couleurs dépend des cellules appelées « cônes », ces photorécepteurs chargés de distinguer les couleurs. Trois types de cônes sont présents au niveau de la rétine, et chaque type permet de percevoir une couleur, c’est-à-dire la longueur d’onde qui correspond à cette couleur.
Les daltoniens, on le sait, ont généralement un déficit dans un type de cône, vert ou rouge. « Si le déficit touche un seul type de cône, il est possible, indique le Dr Horace Massa, de « transformer » la perception des couleurs avec des lunettes disposant de filtre pour une longueur d’onde donnée. Ainsi, le daltonien ne verra pas exactement la couleur, mais sera capable de distinguer une variante de la teinte. Il aura la perception de deux couleurs distinctes là, où, sans lunettes, il n’en voyait qu’une ».
Intéressante aussi, l’information donnée par Radio Canada, en mai 2018, à propos de la démarche de l’université du Québec à Montréal où des chercheurs aidés de doctorants en neuropsychologie ont analysé les réactions de neuf dyschromates, des daltoniens porteurs d’EnChroma. Leur constat : « Les lunettes EnChroma font office de filtre pour réduire le risque de confusion entre les deux types de cônes traitant le vert et le rouge. Ca va aider à saturer les couleurs surtout vertes, rouges et même bleues, et c’est ce qui donne l’impression aux personnes daltoniennes qu’elles voient mieux les couleurs ».
EnChroma, bien sûr, a réagi : Notre produit « n’est pas pas un remède pour le daltonisme, il n’est pas vendu comme en étant un. Les lunettes sont conçues pour aider à mieux voir les couleurs dans des situations communes dans le vrai monde, comme apprécier un paysage extérieur, précise le président d’EnChroma, Andy Schmeder. Les résultats peuvent cependant varier selon les situations… ».
En mars 2015, Libération s’en mêle et affirme que « l’invention de ces verres est un pur hasard. Alors qu’il travaille sur un prototype de lunettes de protection pour chirurgie laser, le professeur Don McPherson réalise que lorsqu’il les porte, sa perception des couleurs change… »
Le hasard n’a rien à voir dans notre histoire. Car le daltonisme est une anomalie génétique héréditaire, transmise par la mère. 300 millions de personnes dans le monde, près de trois millions en France, seraient atteintes de daltonisme, bien plus d’hommes (8 %) que de femmes (0,5 %). Corriger cette anomalie, oui, mais la « guérir », probablement pas, car le daltonisme n’est ni une maladie oculaire ni un trouble de la vision.
Et ces lunettes alors, dont on parle tant, et parfois à tort et à travers ? Elles ont sans doute un avantage, en faisant apparaître les couleurs de façon plus lumineuse et plus vive. Elles aident les daltoniens à les percevoir plus rapidement et avec plus de précision. C’est déjà çà. On s’en tiendra donc là. Tout le reste n’est que littérature. Et elle n’a rien de très scientifique, pour le moment. Plus tard, peut-être. On verra bien…
Témoignage
Frères daltoniens
Le premier à diagnostiquer le « mal » ? Mon père. J’étais en 10ème, le CE1 aujourd’hui, à peine sept ans. Ma maîtresse s’était plainte : « Votre fils s’amuse à confondre les couleurs ».
Pour lui être agréable, et à moi aussi, mon papa avait pris pour habitude de bien tailler mes crayons de couleurs, en bas… et en haut. En bas pour bien colorier. En haut, pour bien lire les couleurs, rouge, jaune, bleu, vert… Une encoche dans laquelle il inscrivait, à l’encre noire, le nom de la couleur. Désormais, c’était marqué dessus. Du coup, impossible de confondre le rouge et le vert, la « spécialité » des daltoniens. En réalité, j’étais tout simplement incapable de nommer les couleurs avec justesse. J’étais la risée de mes petits camarades. Quant aux adultes, l’étonnement le disputait à l’incompréhension voire le doute. « Pas normal, ce petit, peut-être fait-il exprès pour se rendre intéressant ? »
« A atteint les limites humaines de la paresse »
En classe de cinquième, le prof de dessin me repère vite fait. Me juge un peu menteur, un peu chahuteur. Et daltonien par-dessus le marché ? A cause de mon daltonisme, j’en ai vu de toutes les couleurs. Sa remarque, à l’issue de l’année scolaire, je m’en souviens encore : « A atteint les limites humaines de la paresse ».
Pour mes parents, une appréciation jugée exagérée car j’avais de bonnes notes en musique… orthographe et latin. Diagnostic parental : assez bon élève… excellent daltonien.
L’année suivante, mon frère, mon cadet d’un an, fait, à son tour, connaissance avec « mon » professeur. Mon frère est prévenant et le prof prévenu :
– « Monsieur, excusez-moi, moi aussi je suis daltonien, comme mon frère »
– « Menteur, chahuteur et daltonien comme ton frère ? »
Mon frérot n’en rajoute pas. Le daltonien est discret. Notre prof de dessin connaît peut-être les 50 nuances de gris -perle, argent, acier, souris, taupe-… mais ne nuance guère son verdict de fin d’année : « A outrepassé les limites humaines de la paresse »… Bien que daltonien, j’ai le souvenir d’un frère rouge de honte, de parents verts de colère…
Le test d’Ishihara
Le test des « 3 jours » a été, pour nous autres, pauvres daltoniens, le coup de grâce. A l’époque, du temps du service militaire obligatoire, le parcours du combattant imposait une batterie de tests pour évaluer le QI du futur soldat, du futur coopérant, en l’occurrence. Pour obtenir ce statut envié, et éviter de faire son service sanglé dans un uniforme et confiné dans une caserne, une très bonne note finale était absolument obligatoire. Il fallait décrocher un 16 voire un 18 sur 20.
A l’inverse, obtenir la coopération pour un daltonien, c’était comme décrocher la lune. Il fallait réussir un quasi-sans-faute ou presque. Et passer avec succès tous les tests, à commencer par le fameux test d’Ishihara, utilisé pour dépister les anomalies de la vision des couleurs, « le » test tant redouté des daltoniens. Un jeu d’enfant pour les garçons « normaux ». Pour les daltoniens, le test qui tue.
Le test ne m’a pas tué. Mon examinateur, un jeune officier, a joué la Grande Muette, a eu pitié de moi. Au lieu de me donner une note éliminatoire, il m’a gratifié d’un 15 sur 20. Et le daltonien que je suis a fait sa coopération en Afrique, noire. A Madagascar, l’Ile Rouge.
Edouard V.
Crash au-dessus des îles anglo-normandes
Le pilote était daltonien
L’affaire a fait grand bruit. Dans la nuit du 21 janvier dernier, un avion s’est « crashé » au-dessus des îles anglo-normandes. Parti de Nantes, il n’est jamais arrivé à Cardiff. Dans ce Piper PA-46 Malibu, deux personnes ont trouvé une mort brutale. L’unique passager était connu dans la sphère du ballon rond : Emiliano Sala, 28 ans. L’attaquant argentin du FC Nantes venait d’être transféré à Cardiff, son nouveau club. Il n’y jouera jamais.
Ce n’est que le 7 février qu’on a retrouvé, au Nord de Guernesey, le corps du footballeur, mais pas celui du pilote, David Ibbotson. L’histoire -ou plutôt l’enquête menée par l’AAIB, l’instance britannique en charge des accidents aériens- dira peut-être ce qui s’est réellement passé cette nuit-là.
Très mauvaises conditions météo. De plus, il semble que le pilote ne disposait pas de la licence lui permettant d’organiser des vols commerciaux.
Il y a plus grave, et cela paraît à peine croyable : le pilote était daltonien. Comme chacun sait, un daltonien a du mal à distinguer les couleurs. A l’intérieur du cockpit, le tableau de bord comporte des écrans et voyants lumineux de toutes les couleurs. A l’extérieur, une multitude de balises… Et les daltoniens, comme on le sait, ne font pas la différence entre le rouge et le vert…
Le pilote était daltonien ! Cette information, diffusée par la BBC Pays de Galles, n’a pas été démentie… Outre-Manche, la réglementation a quelque chose d’aberrant. Un pilote, même daltonien, a le droit de voler de jour… mais pas la nuit. L’enquête suit son cours. Des conclusions seront sans doute apportées… mais pas avant 2020.